De nos jours, difficile de rester complètement concentré sur une série quand notre téléphone nous appelle à chaque instant. Netflix, acteur majeur du secteur, a parfaitement saisi cette tendance. Loin d’ignorer la multiplication des distractions, la plateforme semble avoir décidé d’y répondre en adaptant sa production à cette nouvelle manière de consommer du contenu.
L’émergence des émissions de « second écran »
Ce n’est qu’en 2022 que j’ai pris conscience de l’émergence de ce qu’on appelle les émissions de second écran. Ces productions sont spécifiquement conçues pour être consommées tout en étant distrait, avec l’idée que le public ne regarde pas attentivement l’écran principal, souvent remplacé par un téléphone, une tablette ou un autre appareil. Un concept qui répond aux nouveaux comportements des téléspectateurs, notamment les jeunes adultes.
Lors de mes échanges avec plusieurs producteurs et scénaristes ayant travaillé sur des séries européennes de Netflix, il est apparu clairement que la plateforme avait pour objectif de concevoir des programmes où l’intrigue est compréhensible même sans prêter une attention totale à l’écran. Ce concept repose sur une écriture qui vise à rendre l’histoire accessible en tout temps : des dialogues explicites, des répétitions d’éléments clés de l’intrigue et une utilisation intensive de la voix off pour guider les téléspectateurs.
Comment Netflix adapte ses productions
Les directives de Netflix sont sans ambiguïté : les séries doivent être compréhensibles même en mode « multitâche ». Selon plusieurs producteurs, la plateforme demande une écriture qui pousse à montrer et raconter simultanément. Ce qui signifie que les personnages expliquent souvent leurs émotions ou actions de manière explicite. Imaginez une scène où un personnage triste déclare « Je suis triste », avec des larmes qui coulent, sous une pluie battante, accompagnée de violons. L’idée est de rendre le récit évident même pour les téléspectateurs qui ne regardent pas activement.
Les scénaristes sont donc encouragés à « sur-expliquer » l’intrigue, et à répéter les informations importantes. Ce phénomène permet à Netflix de répondre à une demande croissante de contenu qui soit à la fois simple et captivant pour une audience distraite.
Un phénomène déjà ancien
Mais est-ce vraiment une nouveauté ? En réalité, le visionnage distrait existe depuis longtemps. Des émissions comme les feuilletons ou la télé-réalité ont toujours été conçues pour des téléspectateurs peu attentifs. Cependant, Netflix, avec ses données massives, a poussé cette logique à un niveau supérieur, en ajustant ses créations aux comportements spécifiques des utilisateurs, notamment en Inde, aux États-Unis, ou au Royaume-Uni, où une part importante de l’audience consulte régulièrement son téléphone en regardant la télévision.
Le culte des données : le moteur de la stratégie de contenu
Netflix n’est pas seulement un producteur de contenu ; c’est aussi un maître de l’analyse des données. L’entreprise collecte d’innombrables informations sur ses abonnés : ce qu’ils regardent, quand, et comment. Ces données sont utilisées non seulement pour affiner la recommandation des contenus mais aussi pour orienter les décisions sur le type de séries à produire. Une stratégie où la personnalisation devient un outil central pour capter l’attention de son public, même lorsqu’il est distrait.
C’est d’ailleurs ce que dénonce certains créateurs de contenu. Geralt, un producteur que j’ai interrogé, a même comparé les analystes de données à une secte. « L’algorithme nous dit… », affirment-ils comme s’il s’agissait d’une divinité omnisciente. Cette approche repose sur l’idée que les données doivent guider la création, et non l’inverse.
L’avenir des créateurs dans un monde de second écran
Si cette évolution du second écran est fascinante, elle soulève aussi des questions importantes. Le marché de la fiction télévisée est en contraction, et face à la concurrence de plateformes comme TikTok, Netflix et ses homologues doivent ajuster leurs stratégies de production pour répondre aux nouvelles habitudes des téléspectateurs. Mais cela entraîne aussi des compromis sur la créativité et la durabilité des carrières des créateurs.
De plus, certains producteurs, comme ceux qui ont participé à la grève des scénaristes en 2023, dénoncent la précarité croissante engendrée par ce modèle de diffusion. Le contrôle des grandes entreprises technologiques sur les créations, alimenté par l’usage massif des données, soulève des inquiétudes concernant la liberté artistique et la rémunération des créateurs.
En conclusion : une question de « storytelling »
Ainsi, la manière dont les séries sont écrites aujourd’hui pour répondre aux exigences du second écran modifie en profondeur l’expérience du spectateur. Mais cela soulève une interrogation plus large : les téléspectateurs deviennent-ils moins attentifs à cause de ces formats adaptés, ou est-ce ces formats qui rendent les téléspectateurs moins attentifs ?
Cela montre que la narration, dans l’univers de la diffusion en continu, est désormais liée à des facteurs bien au-delà du simple script. Le public, dans sa quête de contenu toujours plus adapté à ses besoins, pousse les producteurs à repenser la manière dont les histoires sont racontées.
